Voici le cinquième et dernier épisode de la nouvelle policière féministe « Les Suicidés de 9 heures », écrite par Morgane Carré, qui vous a accompagné·e tout au long de l’été.

T. s’arrête tous les jours dans ce truc qui fait des cafés très grands et très peu pourvus en café, ouvert depuis quelques mois. Le patron cherche quelqu’un pour renforcer l’équipe de “baristas” épuisé·es par le rythme, le bruit des broyeurs à café, et l’odeur de sucre et de chaï latte. Elle a déjà fait des centaines de cafés au bar de ses parents, avant qu’ils ne quittent la ville, et elle est presque sûre d’être prise. Mais une fois en place, elle n’aura qu’une seule chance. Contrairement à lui, elle n’a presque pas changé depuis la dernière fois.  


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Cette fille n’a aucune adresse récente connue. Ses parents ont déménagé quand ils ont compris, probablement trop tard, que personne ne ferait rien et que leur fille n’obtiendrait pas justice. Ils ont cessé de se battre.  Le principal du collège a paru évasif. Il ne veut pas se mêler d’histoires qui ont eu lieu avant son arrivée. Jeanne lui demande si tout de même il n’aurait pas dû en entendre parler, vu la gravité des faits. Il rétorque que si c’était si grave, la police aurait fait quelque chose. Elle sait. Elle non plus n’a pas envie de prendre la responsabilité pour les collègues de l’époque. Elle était loin de penser à ce moment-là qu’elle finirait flic. Pourtant, elle se sent coupable pour cette enfant, qui doit avoir presque son âge maintenant, victime d’un entre-soi masculin qui lui avait accordé la même attention qu’à un moucheron écrasé sur leur pare-brise un jour d’été. Un moucheron parmi tous les autres, dont on ouvre les dossiers un à un depuis deux jours. Insister sur le fait que cela pourrait peut-être les aider à mettre fin à la série de suicides n’aboutit à rien, le nouveau principal n’a ni archives, ni souvenirs à leur soumettre. Dès le départ de Jeanne il appelle toutefois son prédécesseur, pour le prévenir et aussi par curiosité. Il a bien entendu quelques bribes de la part des enseignant·es qui étaient déjà là à l’époque, mais ils et elles non plus n’ont jamais eu tous les détails.

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Clémence est prise pour une demi-journée d’essai le lundi après-midi, dans le café préféré de T. Cela lui laisse trois jours pour tout mettre en ordre et préparer le terrain. Si elle fait ses preuves, elle commencera dès le lendemain matin, seule avec Mariam, qui gère les commandes et les encaissements. Elle sait parfaitement utiliser et nettoyer ce genre de machine, mais elle regarde quelques tutos pour se remettre les gestes en mémoire, et s’assurer pour de bon le créneau de mardi matin. Elle devra faire attention à ne pas se montrer.

Cette histoire de télétravail lui facilite la tâche. Pas de risque qu’un·e collègue appelle les secours trop tôt. Son téléphone à lui ne fonctionnera pas. Elle a découvert qu’on pouvait acheter des brouilleurs de téléphone en accès libre sur internet. Encore une découverte qu’elle peut mettre au crédit de son obsession pour T. : on peut tout acheter, en ligne. Il suffit de bien chercher et d’avoir un bon VPN. Le mardi matin, elle a peur d’une chose : qu’il n’arrive pas, et d’une autre : qu’il ne boive pas son café. Elle essaye de masquer sa nervosité et se concentre sur l’enchaînement : broyer – doser – mousser – verser – servir.

Il arrive à la même heure que d’habitude, elle reste masquée par le monstre en inox et attend la commande en bénissant la casquette assortie au tablier. Les quelques milligrammes d’aconit qu’elle réserve à T. depuis des années se noient rapidement dans le mocha glacé supplément caramel qu’elle lui prépare. Il ne lui adresse pas un regard quand elle glisse le gobelet en carton sur le comptoir. Il touille rapidement les glaçons et boit une longue gorgée avant de passer la porte, et quitter le café.

Elle se remet à bouger quand sa collègue l’appelle une deuxième fois pour lui donner les prochaines commandes. Elle rattrape rapidement son retard et attend la fin de son service en se disant que ça aurait pu lui plaire, ce métier. Peut-être dans un autre quartier, avec des gens normaux ; mais est-ce que les gens normaux mettent sept euros dans un café au lait parce qu’il mousse et qu’on y a saupoudré du cacao en forme de cœur ?

À quatorze heures, elle range son tablier au vestiaire et dit “à demain” à Mariam, en se disant que c’est encore une option. Mais elle n’y pense pas trop, elle doit se concentrer.T. a bu son mocha il y a au moins cinq heures, il ne doit pas être en forme. Elle sonne chez lui. Pas de réponse. Sonne de nouveau, bruit de chute, gémissement. Il a l’air d’appeler à l’aide, mais c’est un borborygme. La porte est ouverte, donc elle entre. Il gît sur le sol de la cuisine, sur un côté, encore assis sur la chaise qui est tombée avec lui. Il ne peut plus rien bouger, mais il la voit. Elle pense qu’il la reconnaît, malgré l’angle de vue qui n’est pas très bon. Elle dit : « Salut Thomas, c’est moi”, puis s’en va, referme la porte soigneusement derrière elle après avoir récupéré la clé accrochée dans l’entrée.

Elle avait imaginé plusieurs portes de sortie une fois l’objectif atteint. Elle avait pensé au suicide, et même au petit mot qu’elle laisserait derrière elle : “À tout de suite Thomas”. Mais après coup, elle n’a plus aucune envie de lui dédicacer sa mort. Elle peut au contraire en profiter pour vivre sans plus avoir besoin de penser à lui. Mais cette perspective l’effraie un peu puisqu’elle n’a tendu que vers la fin de T. depuis quinze ans, et qu’il lui faut désormais inventer. Elle avait aussi imaginé quitter la ville, le pays et se terrer quelque part pour le restant de ses jours, mais encore une fois, ce serait consacrer sa vie à échapper aux conséquences de la mort de T. et ne jamais pouvoir s’en libérer.

Pour repartir de zéro, elle choisit le chemin le plus rationnel, et finalement le plus simple. Elle appelle la police et demande à parler à Jeanne. C’est à propos de T. Clémence sait qu’elle comprendra. Jeanne vient elle-même l’arrêter. Son équipe a vérifié l’appartement de T. Il est toujours dans la position dans laquelle Clémence l’a laissé, mais il ne respire plus.  

***

Lors de son procès, Clémence est condamnée pour l’assassinat de T. à passer beaucoup de temps en prison, et aussi à se faire soigner, encore, parce que tout le monde croit, encore, que c’est elle qui a un problème. Alors qu’il n’existe plus, le problème. Mais elle est acquittée des charges liées aux suicidés de neuf heures. Personne n’est capable de prouver que, sans elle, ils ne seraient pas morts. Quand on lui demande “pourquoi neuf heures ?”, elle-même comprend soudain et répond : « C’était l’heure de T ». 

Clémence n’avait pas anticipé les répercussions. Elle reçoit des dizaines de lettres de remerciements, parfois depuis l’étranger. Elle est surprise qu’on la laisse les lire et parfois y répondre.
Jeanne est venue l’interroger plusieurs fois pour comprendre comment elle a fait, pour les suicides. Mais Clémence ne veut pas qu’elle comprenne, il faut laisser planer le doute. Jeanne lui raconte la ville, l’ambiance, comment son métier a changé depuis cette affaire. Elle lui dit aussi qu’elle est désolée, que c’est leur faute, à la police et aux autres, si Clémence est là aujourd’hui. Mais Clémence va bien. Elle est contente. Que d’autres aient le droit, un peu grâce à elle, qu’on s’intéresse de nouveau à leur histoire. D’abord les suicides, ensuite le meurtre, et maintenant la justice qui vient débusquer les vieux blaireaux dans leurs terriers. Un déroulé en trois temps, un passage de relais, fluide, presque naturel. Clémence et Jeanne auraient pu être amies.

FIN

On espère que l’histoire vous a tenu en haleine ! Si cette nouvelle vous a plu, n’hésitez pas à laisser un petit commentaire pour l’autrice et l’illustratrice.

Publié par :sorocité

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