Cet été, Sorocité propose la saga policière féministe « Les suicidés de 9 heures » écrite par Morgane Carré. Voici l’épisode deux.
Écrit par Morgane Carré
Illustré et édité par Héloïse Niord-Méry


Évidemment, l’interrogatoire du colocataire ne donne rien de plus, mais au moins, il est sorti de l’appartement, et ne devrait pas y retourner tout de suite. Ce n’est même pas lui, mais un voisin qui a appelé le 17. Il a cru, à ses cris d’horreur, que c’était lui qu’on égorgeait. Le voisin a cru sauver quelqu’un d’un meurtre horrible mais c’était trop tard pour le mort. Ce qui interroge aussi sur l’heure du suicide : procéder au moment où il avait le moins de chance d’être secouru, pendant que tout le monde était en cours, était-ce un signe de détermination ? Sans oublier la coïncidence possible des horaires. Il faudrait vérifier pour les trois premiers. Quelle sorte de pacte auraient-ils pu bien signer et où ? Comment ? Mais Jeanne se lance déjà dans des questions qui partent bien plus loin que les faits qui sont à sa disposition – c’est-à-dire pas des masses. Ce qui leur manque, ce sont des mobiles, même si pour des suicides, elle n’est plus vraiment sûre qu’on appelle ça comme ça. Un indice quelque part, qui explique ces cinq “passages à l’acte” en cinq jours. Elle ne comprend pas trop cette expression. Isolément, les mots sont plutôt neutres, mais assemblés ainsi, elle ne croit pas leur connaître une connotation positive. Passage à l’acte c’est pour : se suicider, tuer sa femme. Mais, pour qu’il y ait “passage” il faut que l’on ait su avant, il faut une menace, un signe avant-coureur.

Pour le moment, rien. Son rêve de boucler des enquêtes aussi vite que Bip Bip sème Coyote semble soudain être une illusion bien lointaine. Pourtant, elle n’a pas l’intention de bâcler cette affaire. Il y a quelque chose de bizarre mais pour l’instant, ça flotte au fond de son subconscient sans percer la surface. À moins que ce qui flotte dans son subconscient, ce soit cette image d’elle en Coyote qui attrape de l’air chaque fois que Bip Bip lui échappe. Elle ne va pas jusqu’à attendre de s’écraser lamentablement au fond du canyon, elle est distraite par le vrai écrasé, en pleine rue, que ses collègues sont allés chercher ce matin, et qu’elle descend voir en salle d’autopsie. Il ne s’est pas loupé. Depuis son arrivée, elle n’avait jamais vu autant de sang en une seule journée. Même les accidents de voiture lui paraissent moins gores. Sauf qu’il y avait les cris et ça, c’était horrible. Après avoir regretté qu’il n’y ait pas un mort de plus la veille, elle préfère maintenant les morts aux blessés parce qu’ils font moins de bruit… Il va falloir inverser la tendance, le changement est un peu trop radical. Elle se prend à se demander ce qu’elle cherchait en devenant flic, après dix ans à pianoter des éléments de langage sur un PC un tout petit peu moins lent que celui qu’elle a aujourd’hui.

Au moins en arrivant ici, elle savait édulcorer. Un atout, sur le papier, jusqu’à sa première annonce de décès aux proches d’une victime. Elle l’avait anticipé dès son arrivée ici, elle s’était dit que ce serait son tour un jour, et le plus tôt serait le mieux, comme ça le pire serait passé. Elle s’attendait à quoi ? Quand les gens savent ce que tu vas leur dire avant que tu n’ouvres la bouche, tu leur dis quoi ? Elle avait répété la phrase dix fois dans sa tête, mais c’est Olivier qui l’avait délivrée. Elle s’est sentie trop proche de cette femme d’à peu près son âge, à qui elle venait dire que son fils était à l’hôpital, mais que c’était déjà fini. L’homme sur la table en inox devait être relativement jeune aussi. On ne distingue plus bien son visage, mais elle imagine qu’une marque quelconque sur son corps doit pouvoir permettre de l’identifier formellement. Elle a appelé le frère de l’homme, il doit arriver dans la journée.Ce qui l’étonne, c’est que pour l’instant le procureur les laisse tranquilles. Cinq morts en cinq jours ouvrés. Est-ce que l’amicale des suicidés travaillerait aussi le week-end ?


***

Heureusement qu’elle a un peu planifié son histoire. Visiblement personne ne s’inquiète trop pour le moment, alors elle continue sur sa lancée. Évidemment, elle devra se répéter quelquefois, elle a découvert que sa limite géographique contraint la variété des options. Elle pense aussi avoir atteint les frontières de son imagination, après les avoir considérablement étendues depuis le début de ses recherches. Ce projet, Clémence s’y est attelée il y a plus d’un an, après le dernier rendez-vous avec son analyste. Elle a décidé que ce serait le dernier quand elle a compris qu’elle revenait toujours au même point : son incapacité à passer outre cette haine totale qu’elle voue à T., presque depuis toujours. Analyser le pourquoi n’y avait rien changé, et c’était beaucoup d’argent dépensé pour un disque rayé qui n’arrive jamais à la fin du morceau. Elle a donc dit au psy qu’elle allait prendre le taureau par les cornes, et qu’elle verrait bien où ça la mènerait. Et ne l’a plus jamais rappelé. Il a bien tenté de la contacter pour lui dire qu’il ne pensait pas que terminer de cette façon était nécessaire, ni souhaitable. Mais lui aussi avait fini par abandonner. Elle se félicite aujourd’hui de ne lui avoir jamais donné le nom complet de T. et de ne pas lui avoir livré tous les fantasmes qui, depuis longtemps déjà, assaillaient son esprit.

Elle arrête une seconde ces pensées vagabondes pour réfléchir au fait que, justement, si elle n’avait pas omis de livrer ses fantasmes à son psy, il l’aurait peut-être orientée vers une autre voie que celle de l’assouvissement. Trop tard. Elle se replonge dans le fichier Excel pour se rappeler les prochaines étapes. Elle aimerait bien que la police se dépêche de comprendre, ou au moins que le journal régional se réveille.Un feuillet dans son fichier détaille ce qu’elle a prévu si, après cinq semaines, elle ne voit toujours rien venir. Même si elle a de quoi tenir un an en termes de prévisions, elle ne se voit pas patienter autant pour que ce soit enfin le tour de T. Elle atteint la ligne de Julien, coach sportif dans la salle que fréquente T. et à qui l’on vient de détecter un cancer foudroyant, qui va d’abord complètement l’incapaciter, avant de lui causer des douleurs insoutenables qu’aucun médicament ne pourra soulager. Il ne voit plus qu’une solution, et c’est elle qui la lui apporte. Elle lui laisse choisir la date bien sûr, mais lui serait-il possible de commencer à 9 heures ? Il ferme une partie de la salle le samedi matin, “pour travaux”, ajoute une boîte entière d’anti-inflammatoires à son mix énergétique, et entame l’entraînement le plus difficile de sa vie, qui sera aussi le dernier. Il avait tout sous la main, elle n’a fait que lui donner l’idée : il pouvait mourir en utilisant comme arme fatale ce corps qu’il avait tant travaillé, poli, ciselé, en l’aidant de quelques cachets détournés de leur utilisation. Une crise cardiaque en plein effort, il ne sentirait que l’adrénaline et la douleur dans ces muscles qui, quelques semaines plus tard, n’auraient plus donné signe de vie de toute façon. Il espérait que la machine enregistrerait un dernier record avant la fin. Clémence a entièrement confiance en ses suicidés passés, et en ceux à venir.

Au fond l’horaire importe peu, puisque chaque technique implique une durée différente jusqu’au résultat attendu, mais elle avait envie d’intriguer les enquêteurs. Qu’ils se demandent pourquoi, quand ils verraient le lien. Qu’ils perdent du temps là-dessus alors que l’intérêt est ailleurs. Où est l’intérêt, d’ailleurs ? Elle ne sait pas vraiment, pour les autres. Pour elle c’est plutôt clair, et c’est ce qui compte.9h10, Julien doit être “en route”. Elle ferme son ordinateur, et ramène la couette sur ses épaules. Elle a mis le réveil à midi, pour être à l’heure à son déjeuner avec Mathilde. Clémence déteste le mec de Mathilde, mais par amour pour son amie elle l’a laissé à la toute fin de sa liste, en se disant qu’elle n’aurait peut-être pas besoin d’y arriver. Toutes les lignes dans son fichier Excel ne sont pas occupées par des Julien à qui elle a finalement fait une fleur. Elle a choisi la plupart du temps des hommes qui devraient aller voir un psy plutôt que taper sur leur copine ou insulter des femmes sur internet. Des hommes violents, qui n’auraient pas forcément pensé le devenir envers eux-mêmes, mais pour qui ça devient une issue logique après quelques semaines de travail. Clémence est encore étonnée de ce pouvoir qu’elle expérimente depuis un an. Bien sûr, ce n’est pas elle-même qui persuade, c’est ce qu’elle leur donne à voir en s’appuyant sur les contenus qu’ils consomment quotidiennement.  Elle oriente les publicités, fait ressortir les articles qui mettront la touche finale à leur envie de passer de l’autre côté, en apportant une solution pratique ou en confirmant l’inexorabilité de l’issue : la mort, vite, plutôt que finir à la rue / en prison / haï ou oublié de tous. Les plus jeunes surtout semblent très sensibles à ce que leur réputation leur laissera de tranquillité s’ils ont encore soixante ou quatre-vingts ans à vivre.

Les vieux sont plus coriaces. Ils ont survécu à leur conscience jusque-là, et dans ces cas-là, Clémence a deux angles d’attaque qui fonctionnent plutôt bien :  1- Bombarder le sujet de contenus sur la déchéance physique et mentale à partir de leur âge, l’euthanasie et le suicide assisté, le droit à mourir dans la dignité, la douleur et la solitude de la fin de vie, l’horreur des maisons de retraite, même celles qu’ils ne pourraient pas se payer,     2- Les faire se questionner sur le sens de leur vie, leur apport au monde, leurs liens avec autrui, la trace qu’ils vont laisser.Si ce travail n’était pas à la fois illégal et immoral, elle penserait en tirer une thèse de psychologie. Peut-être qu’elle pourrait laisser ses notes pour que quelqu’un en profite sans se mouiller. Plutôt quelqu’une d’ailleurs. 

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Publié par :sorocité

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