Cet été, dans la boîte mail de Sorocité, nous avons reçu un message très construit d’une lectrice qui nous interrogeait sur la légitimité de l’utilisation du point médian. Un débat intéressant, qui nous a donné envie d’en parler avec vous, ici. Alors c’est parti pour un petit point sur l’écriture inclusive.
Vous le savez si vous nous lisez. Sorocité s’écrit en inclusif. Mots épicènes, terminaisons au féminin, point médian… Le masculin qui l’emporte sur le féminin, très peu pour nous. Une pratique qui, si elle ne date pas d’hier, interroge souvent. Comment écrit-on en inclusif ? Faut-il toujours mettre un point médian ? À quoi ça sert ? Est-ce que ça se mange ? Chaussez vos lunettes !
Toi + Moi
Le langage inclusif français, qui peut aussi prendre le nom de langage “non sexiste”, “dégenré” ou “égalitaire”, est un ensemble de règles et de pratiques qui cherchent à éviter toute discrimination sexiste par le langage ou l’écriture. Cela se fait à travers le choix des mots, de la syntaxe, de la grammaire ou de la typographie. Le langage inclusif, c’est le langage qui n’exclut pas. En gros, c’est (presque) comme une chanson de Grégoire : « toi + moi + nous + plus toustes celleux qui le veulent ». Et ce n’est pas Hubertine Auclert qui va nous contredire. En 1899, elle écrivait : “L’omission du féminin dans le dictionnaire contribue plus qu’on ne le croit à l’omission du féminin dans le droit. L’émancipation par le langage ne doit pas être dédaignée.” Parce que le langage est ce qui nous lie en tant qu’espèce humaine. Parce qu’il nous permet de communiquer, de nous organiser, de nous aimer, de nous construire, d’inventer, et de transmettre, il se doit d’inclure tout le monde. Et oui, même les femmes ! Exclure le genre féminin et bouder le neutre n’est de fait pas du tout anodin. Reprenez une petite gorgée de thé, on vous explique pourquoi.
Retour à la case départ
Souvenez-vous, vous étiez haut·e comme trois pommes lorsque, avec le plus grand sérieux du monde, Monsieur Truc ou Madame Machin vous a enseigné que le masculin l’emporte sur le féminin. Hein ? Ah ? Mais pourquoi ? Bon. Après la colère et le déni, est venue la résignation. Sauf qu’on ne vous a pas tout dit. L’accord n’a pas toujours été du côté des hommes. Le français est une langue romane, qui tient ses racines du… latin. Et en latin, (tous les latinistes vous le diront) c’est la règle de l’accord de proximité qui prédomine. En somme, on accorde l’adjectif avec le sujet le plus proche, par exemple : “Les garçons et les filles sont égales”. Ça vous surprend ? Et pourtant, cette règle d’accord a existé depuis les prémices du français jusqu’au milieu du XVIIe siècle.
C’est l’Académie française qui décide d’abolir cette règle au nom de la supériorité masculine, comme l’a édicté en 1651, le grammairien Scipion Dupleix : “Parce que le genre masculin est le plus noble, il prévaut seul contre deux ou plusieurs féminins.” Vous toussez ? Nous aussi. Notons au passage que L’Académie française a été créée en 1635 et n’a accepté aucune femme dans ses rangs jusqu’en 1980. Depuis, seulement 10 femmes ont siégé à l’Académie française sur 737 Immortel·elle·s. Édifiant n’est-ce pas ? Parenthèse refermée.
Cette décision d’abolir l’accord de proximité n’est pas motivée par une pureté de style grammatical ou une volonté de simplifier le langage. C’est une décision politique, qui a pour but de tenir éloignées les femmes des postes de pouvoir, à l’époque réservés à l’Église et aux hommes érudits. Et puisque la langue façonne la pensée, si vous n’existez pas dans le langage, alors vous n’existez pas dans la société. C’est aussi simple que ça.
Pour vous et pour les défenseur·euse·s de l’écriture inclusive, c’est ici que le bât blesse. Si vous grandissez avec l’idée que l’écriture, la philosophie, l’art ou la médecine vous sont inaccessibles parce que vous êtes une femme, alors vous resterez sagement dans le rang.
C’est ainsi que l’Académie française raye tout bonnement des mots féminins du français, alors qu’ils étaient utilisés dans le langage courant : “Il faut dire cette femme est poète, est philosophe, est médecin, est auteur, est peintre ; et non-poétesse, philosophesse, médecine, autrice, peintresse, etc.” écrit en 1689, le charmant (non) Nicolas Andry de Boisregard dans ses Réflexions sur l’usage présent de la langue française.
Et si vous doutiez encore du sexisme de cette décision, l’écrivain Sylvain Maréchal achèvera de vous convaincre avec son Projet de loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes (1801) : “Pas plus que la langue française, la raison ne veut qu’une femme soit auteur. Ce titre […] est le propre de l’homme seul”. Là, décidément, il y a de quoi s’étrangler. Buvez un petit verre d’eau. Ouvrez la fenêtre s’il le faut.
Hommes partout, justice nulle part
L’autre facette de l’accord par le genre, c’est qu’il labellise. Exit les personnes intersexes, trans et non-binaires, ça ne rentre pas dans les cases de l’Académie française. Et comme pour les femmes, cette invisibilisation dans la langue se traduit par une invisibilisation dans la société. Ça s’appelle l’androcentrisme. Soit un mode de pensée, conscient ou non, qui envisage le monde uniquement (ou en majeure partie) du point de vue des êtres humains de sexe masculin. Toute notre société moderne est construite sur ce mode de pensée : on parle d’Homme au lieu d’espèce humaine, on définit les posologies médicamenteuses en prenant un homme blanc comme référentiel…
Si vous ne faites pas partie du point de vue majoritaire (c’est-à-dire un homme de plus de 18 ans, cisgenre, blanc, valide, lettré, hétérosexuel), vous êtes “autre”, une variable, une exception, une minorité. Une soi-disant “minorité” qui, dans le cas des femmes, concerne tout de même la majeure partie de la population. Mais bon, on ne voudrait pas trop vous déranger les gars !
Alors si le langage inclusif vous heurte les yeux et/ou les oreilles, c’est tout simplement parce que tout changement de perspective paraît inconfortable. Mais le français n’est pas une langue morte. Une langue vivante évolue et s’adapte aux usages et à la société qui la pratique, dès le plus jeune âge !
Lutte des classes
Alors, qu’est-ce qui bloque vraiment pour qu’on se mette tous·tes à parler en inclusif ? Le principal frein (outre les Immortel·elle·s qui prennent la poussière à l’Académie française), c’est l’accessibilité. Jean-Michel Blanquer (actuel ministre de l’Éducation nationale en France et depuis 2017) sanctionne l’usage de l’écriture inclusive dans la circulaire du 5 mai 2021 qu’il juge trop complexe et instable, constituant des “obstacles à l’acquisition de la langue comme de la lecture”. Si l’argument semble de bonne foi, ce refus catégorique de faire entrer l’usage de ce langage inclusif dans les manuels de l’Éducation nationale génère une fracture sociale. C’est ainsi que le langage inclusif se mue en langage élitiste, à l’antithèse de son but premier. L’accessibilité est aussi un problème soulevé par la fédération des Aveugles de France, qui décrit l’écriture inclusive comme une “langue illisible, incompréhensible et proprement indéchiffrable par nos lecteurs d’écrans”, ou le Conseil National du Handicap qui écrivait en mars 2021 : “Souhaiter une écriture inclusive pour notre société plurielle nous apparaît tout à fait inapproprié et discriminante.”
Si cet argument soulève sans doute des questions légitimes et implique de trouver des solutions plus adaptées (par exemple en modifiant les logiciels de lecture), attention toutefois aux discours qui crient à l’inégalité et qui sont réduits dans les faits à l’utilisation du point médian. Le réseau d’études handiféministe dénonce par exemple “une récupération du handicap pour justifier des positions anti-écriture inclusive”. Soyez donc vigilantes et vigilants lorsque vous entendez des discours outrés sur l’écriture inclusive ; si Jean Michel condamne le point médian, il fait en revanche la “promotion et l’usage de la féminisation de certains termes”, et invite à utiliser des termes génériques ou des doublets. Donc, à recourir à ce qui constitue une partie de l’écriture inclusive. Notre ministre de l’Éducation aurait-il oublié de réviser ses fiches ?
Mauvais élèves
Un autre argument qui revient souvent sur le tapis, c’est l’aspect peu urgent de cette cause grammaticale. Pourquoi nous enquiquiner avec l’accord quand en France, une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son conjoint ou de son ex-conjoint ?
“Au moment où la lutte contre les discriminations sexistes implique des combats portant notamment sur les violences conjugales, les disparités salariales et les phénomènes de harcèlement, l’écriture inclusive, si elle semble participer de ce mouvement, est non seulement contre-productive pour cette cause même, mais nuisible à la pratique et à l’intelligibilité de la langue française”, écrivaient Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française, et Marc Lambron, directeur en exercice de l’Académie française, le 5 mai 2021. Mais on peut peut-être faire plusieurs choses à la fois, non ? On arrive à aller sur la Lune, ça devrait être envisageable d’écrire autrice plutôt qu’auteure !
Mais si Hélène Carrère d’Encausse a décidé de continuer à entretenir une langue française sexiste, l’écriture inclusive se démocratise dans d’autres langues, qu’elle le veuille ou non. En portugais, espagnol et italien, sont apparus l’astérisque*, l’arobase, la lettre x et, plus souvent, la terminaison a/o (a représentant le féminin et o le masculin). L’anglais, qui connaît déjà le genre neutre, utilise également l’arobase ou le x pour désigner un groupe de personnes ou le genre non binaire (womxn, par exemple). Chez nos voisins allemands, die Geschlechtergerechte Sprache (littéralement « langue d’équité entre les sexes ») est aussi à l’ordre du jour. Du côté des Québécois·es, les métiers et fonctions sont féminisés depuis plusieurs dizaines d’années.
En attendant que les académicien·e·s prennent le virage du XXIe siècle et branchent leur connexion Internet, les francophones font évoluer la langue française vers un langage plus égalitaire. L’auteur féministe Martin Winckler, qui vit au Québec, utilise le féminin générique et a notamment écrit son roman L’école des soignantes en féminisant entièrement les noms de métiers (même lorsque les soignantes sont des hommes), le personnel médical étant composé à 76% de femmes. Si vous écoutez le podcast de Victoire Tuaillon (Les couilles sur la table – Binge audio), vous entendrez le mot « auditeurices » à chaque début d’épisode. Et on s’habitue très vite, promis ! Vous verrez aussi des recherches typographiques pour (ré)inventer des caractères non genrés, notamment avec le collectif franco-belge Bye Bye Binary. En octobre 2020, Tristan Bartolini s’est même vu attribuer le prix Art Humanité de la Croix Rouge pour son travail typographique sur l’écriture épicène, preuve s’il en est, que le langage inclusif est plutôt un terrain d’expérimentation fertile.
Et s’il y a une règle grammaticale qui prévaut, c’est bien celle de l’usage. Alors c’est parti, pour les travaux pratiques !
Retrouvez notre programme d’entraînement à l’écriture inclusive, étape par étape.
SOROCITÉ·E·S
Vous avez la parole
Utilisez-vous l’écriture inclusive ?
Pourquoi ?
Sergio, 32 ans
“Je suis manager d’une équipe d’environ 15 professionnel·le·s. Il s’agit d’une équipe mixte, mais majoritairement composée de femmes. Je trouve absurde de m’adresser à eux·elles comme ‘chargés de communication’. Parfois, j’utilise l’accord sur la majorité : si je suis dans une réunion avec 9 femmes et 1 homme, je dis ‘Bonjour à toutes !’ et je précise que je me base sur la majorité (au moins la majorité du genre supposé). Pour moi, c’est une évidence. Mais je crois que je suis le seul dans mon entourage professionnel à utiliser l’écriture inclusive. Et parfois, je suis malheureusement obligé de me plier aux règles de mes interlocuteur·trice·s.”
Marie, 27 ans
“J’avoue qu’avant, j’étais très sceptique. Même en tant que femme, j’étais persuadée que ça déformait la langue française… Et puis quelqu’un m’a prêté un livre d’Éliane Viennot. Et ça a changé ma vie ! Cette lecture m’a notamment permis de mieux comprendre les enjeux pour visibiliser les femmes et les minorités”.
Cindy, 28 ans
“J’utilise l’écriture inclusive pour que nous autres femmes, non-binaires, gender fluids, etc. soyons vu·e·s dans la langue, Pour qu’on arrête d’être des ‘autres’, justement, que nous aussi on devienne la norme.”
Sarah S.
“Je suis prof de français. Et, sans être une adepte du « c’était mieux avant », je constate qu’il est de plus en plus difficile de bien faire écrire les élèves, qui maîtrisent de moins en moins bien l’orthographe et la grammaire. Pour ces raisons, il me semble à la fois absurde et insensé d’utiliser le point médian qui, selon moi, complexifie la lecture. Je dois avant tout leur apprendre à bien écrire ! En revanche, je suis pour la féminisation des mots (je suis par exemple « professeure » et « autrice ») et l’emploi des doublets (« celles et ceux ») qui sont une autre forme d’écriture inclusive. L’écriture inclusive ne se résume pas au point médian, que je n’utilise pas moi non plus à titre personnel.”
Marie P, 30 ans
“Je l’utilise quasi tout le temps, sauf à l’oral ou parfois dans les conversations privées. Je cherche aussi des astuces pour féminiser au maximum sans devoir utiliser le point médian. Par exemple en disant « les personnes », le reste de la phrase passe au féminin, ni vu ni connu ! J’ai aussi parfois très envie de tout genrer au féminin par défaut. Juste pour voir les réactions des gens, qui pourraient se dire : « Ah bon, il n’y avait aucun homme ? » Après, c’est vrai que ça ne règle pas la question de la non-binarité, donc ce n’est certainement pas parfait non plus… ”