Par Léa Drouelle
Dans la famille des inégalités de genre, je demande le vélo. De Paris à Londres, en passant par Bruxelles ou Montréal, l’écart de genre sur les pistes reste très présent avec, vous l’aurez deviné, une supériorité numérique chez les hommes.
Assis·e en équilibre sur un siège en cuir miniature, une jambe de chaque côté et les mains agrippées au guidon, on s’élance d’un coup de pédale, galvanisé·e par la vitesse et la vue des paysages colorés qui défilent sous nos yeux. Tout·e cycliste (du dimanche ou de tous les jours) connaît certainement cette sensation de liberté que l’on ressent lorsque l’on enfourche une bicyclette. Star de la mobilité post-confinement, le vélo est l’allié de longue date des militant·e·s de la cause écologique… mais aussi des féministes. “La bicyclette a fait plus pour l’émancipation des femmes que n’importe quelle chose au monde”, affirmait la militante et suffragette américaine Suzanne B. Anthony en 1896.
Aujourd’hui, le vélo représente encore un moyen d’émancipation dans les pays les plus restrictifs pour les droits des femmes, notamment en Afghanistan, où sa pratique est interdite à ses habitantes. Si ce sujet ne fait plus débat depuis longtemps au sein de nos sociétés occidentales, le vélocipède n’échappe toutefois pas aux représentations genrées et à l’omniprésence masculine. Dans de nombreux pays, on compte en effet plus de cyclistes hommes que de femmes. Les pays anglo-saxons parlent de “cycling gender gap” pour désigner ce phénomène. À échelle mondiale, l’écart entre les femmes et les hommes s’élèverait à environ 6,6 % à la faveur de ces derniers, d’après des estimations publiées en 2019 par l’application mobile de fitness Strava.
En France, ces données varient selon la qualité des infrastructures pensées pour les cyclistes : plus les pistes sont aménagées, plus la part de femmes pratiquant le vélo urbain est susceptible d’augmenter. C’est notamment le cas à Strasbourg, où la parité à vélo est presque atteinte. Bordeaux serait quant à elle “la seule ville de 200 000 habitants ou plus où les femmes utilisent plus souvent le vélo que les hommes (12,6 % contre 11,1 %)”, selon des chiffres 2017 de l’Insee. Une enquête réalisée en 2018 par le spécialiste de la géographie de genre Yves Raibaud auprès de 4 076 Bordelais·e·s relève toutefois des différences entre les femmes et les hommes dans la manière de se déplacer à vélo.
Moins de femmes sur les pistes la nuit ou par temps de pluie
L’étude d’Yves Raibaud analyse les différents facteurs susceptibles d’influer sur la part de citadines familières avec la petite reine. À commencer par l’heure de la journée ou la météo. Loin d’être anodins, ces éléments jouent en effet un rôle majeur dans la répartition femmes-hommes sur les pistes. L’étude d’Yves Raibaud nous apprend notamment que les femmes utilisent le vélo en plus grand nombre en fin d’après-midi, contrairement aux hommes qui privilégient les heures correspondant aux loisirs (matin, soirées, dimanche après-midi). Mais l’indice flagrant dans cet écart de genre survient la nuit ou en cas d’intempérie : 78 % des personnes qui pratiquent du vélo dans ces conditions sont des hommes. L’enquête note aussi que le pourcentage d’hommes ne passe jamais en dessous de 56 % des cyclistes, “toutes places, horaires et jours d’observations confondus”.
Comment expliquer une telle différence, si l’on part du postulat que les éléments susceptibles d’augmenter le risque d’accident comme la pluie ou l’obscurité menacent aussi bien les hommes que les femmes ? “Le ‘sexe’ du vélo, c’est aussi la virilité de la chute, du risque, de la performance”, analyse Yves Raibaud. C’est donc bel et bien la peur de l’accident qui ressort comme l’un des freins les plus puissants pour les femmes à s’emparer du guidon. Une peur qui n’a rien d’irrationnel. Dans la capitale française, 24 cyclistes ont péri à la suite d’un accident de la route entre 2005 et 2019. Parmi eux·elles, 16 étaient des femmes et ont été tuées à la suite d’une collision avec un poids lourd, rapportait le journal Libération en 2019, en se basant sur les données annuelles des accidents corporels de la circulation routière. Un constat similaire a été établi dans la ville de Londres. L’une des raisons ? Parce que les femmes sont moins enclines que les hommes à griller les feux rouges, elles se placent malheureusement plus souvent dans l’angle mort du camion ou du bus. En traçant leur route, les hommes évitent ainsi d’être pris en étau par le véhicule.
Dans l’imaginaire collectif, la route reste le terrain privilégié des hommes. Fait édifiant : à vélo, les femmes auront plus tendance à emprunter les trottoirs, par crainte des voitures qui affluent sur la chaussée. Tandis que les hommes auront plus tendance à pédaler droit devant, sans dévier. L’adrénaline pour les hommes, la prudence pour les femmes… Cette séparation genrée ne serait-elle pas l’illustration de la sempiternelle rengaine que l’on nous sert depuis notre plus tendre enfance ? Dans notre société, on va par exemple trouver “normal” qu’un petit garçon chahute et se blesse, mais on s’étonne davantage d’une fillette au tempérament “casse-cou”. Une construction sociale basée sur l’archétype de la petite fille sage, que l’on finit inexorablement par intégrer dans nos comportements, y compris à l’âge adulte.
Mais les inégalités de genre dans la pratique du vélo s’expliquent aussi par l’apprentissage. Comme le souligne Yves Raibaud, les budgets des communes réservées aux loisirs sont majoritairement pensés pour les garçons, dans des « villes faites par des hommes et pour les hommes« . Le vélo n’échappe pas à la règle, avec une pratique sportive inculquée dès le plus jeune âge… principalement aux garçons.
Insultes, moqueries et regards insistants aux feux rouges
Début 2020, l’association française Femmes en Mouvement lançait l’opération “Vélaudacieuse”. L’objectif était de proposer à plusieurs candidat·e·s aux élections municipales de réaliser un trajet à vélo dans leur ville afin d’évaluer les difficultés rencontrées par les femmes cyclistes au quotidien. “L’idée était de leur faire prendre conscience qu’il y a un réel enjeu de genre, que l’avis et l’expérience des femmes doit être davantage pris en compte, surtout à une époque où les villes accordent de plus en plus d’importance à l’aménagement des pistes cyclables”, explique Marie-Xavière Wauquiez, présidente de Femmes en Mouvement et cycliste de longue date.
La peur de l’accident n’est pas l’unique facteur qui véhicule un sentiment d’insécurité chez les femmes. Certaines vont voir la bicyclette comme un rempart plus sûr que la marche ou les transports en commun pour échapper au harcèlement, partant sans doute du principe qu’il est plus facile d’échapper à un agresseur à coups de pédales. Mais d’autres estiment être tout autant (si ce n’est plus) exposées aux insultes, aux remarques sexistes et aux regards insistants des hommes, par exemple à l’arrêt des feux rouges.
Car pédaler dans la ville, c’est se frotter au monde extérieur et s’exposer aux regards et remarques des passants, sans bénéficier du cocon protecteur que l’on pourrait trouver dans une voiture. “J’ai déjà eu droit à des : ‘gros cul, gros cul’ ! Sans parler de ceux que je croise et qui se permettent des ‘mmmh’ en regardant mon corps”, raconte Julie, 40 ans et cycliste à Lyon.
“Un jour, j’ai vu une cycliste qui s’arrêtait à un feu rouge à côté de moi. Son vélo était tellement customisé, avec plein d’éclairages, qu’elle disparaissait presque derrière. Comme si elle avait fait ça pour qu’on regarde son vélo et pas elle. L’idée de recourir à un tel subterfuge peut sembler incongrue… Mais je n’ai pas pu m’empêcher de me poser la question”, nous explique Marie-Xavière Wauquiez.
La tête dans le guidon… mais pas toujours celui du vélo
Autre facteur susceptible de mettre des bâtons dans les roues des femmes adeptes du vélo : la charge mentale. D’après l’étude d’Yves Raibaud, « chaque naissance d’un enfant pousse souvent les femmes à raccrocher ». Désespérément logique lorsque l’on sait que la tâche d’emmener les enfants à l’école et/ou de se charger des courses pour la maison incombe encore le plus souvent aux femmes. Celles qui avaient l’habitude de se déplacer à vélo se retrouvent donc contraintes de faire de nombreux aller-retours et de se déplacer en transportant des charges lourdes (sacs de courses, cartables des enfants etc). Ce qui, in fine, peut les inciter à laisser leur vélo au garage, au profit d’un autre mode de transport. Ici, l’expression “avoir la tête dans le guidon” prend donc tout son sens, même si pour ces femmes, les occasions de manier celui du vélo se font de plus en plus rares. “On dit aux gens ‘emmenez vos enfants à vélo !’ Mais devant les écoles, rien n’est pensé pour faciliter le déchargement du vélo. Quand vous êtes enceinte du deuxième ou que vous avez du mal à vous remettre de votre grossesse, cette absence d’aménagement peut s’avérer fortement dissuasive”, déplore Marie-Xavière Wauquiez.
Le “vélotaf” (aller au travail à vélo) se heurte lui aussi à quelques obstacles. À commencer par l’injonction, toujours plus forte chez les femmes, d’arriver au travail « impeccable ». Un défi si le lieu de travail ne comporte pas de vestiaires pour se changer. Ou encore la crainte de rencontrer un pépin d’ordre mécanique sur la route et de ne pas savoir comment remettre une chaîne en place… Là encore, parce que dans l’imaginaire collectif, mettre les mains dans le cambouis reste largement perçu comme “une affaire d’hommes”. Ces dernières années, plusieurs ateliers non mixtes de réparation de vélo ont vu le jour, comme La Cycklette (Paris) ou de “À Vélo Simone” (Lyon). Créées pour encourager les femmes à se défaire de ces prérequis genrés, ces initiatives rencontrent un franc succès. Dans le même esprit, des collectifs organisent des virées à vélo 100% féminines pour permettre aux femmes de pédaler ensemble dans les villes, à l’instar du groupe parisien Girls On Wheels.
À l’aune de la “vélorution”, réduire l’écart de genre dans la pratique du vélo urbain implique des changements en profondeur, aussi bien dans le réaménagement de nos infrastructures routières que dans nos représentations sociales. En s’inspirant de pays qui ont intégré la pratique du vélo depuis des décennies, notamment les Pays-Bas ou le Danemark, où femmes et hommes pédalent à part égale. “Si on veut que nos enfants deviennent à leur tour des cyclistes, il est important qu’ils voient leur maman sur un vélo ! Pour augmenter leur nombre, il faudrait des pistes cyclables éclairées de bout en bout, aussi bien pour atténuer la crainte de se faire agresser que celle d’avoir un accident. Enfin, un aménagement devant les écoles, avec des systèmes permettant de déposer les enfants en toute sécurité”, énumère Marie-Xavière Wauquiez. Des politiques à mettre en place dès maintenant (de préférence sans rétropédalage) pour dessiner les pratiques cyclistes inclusives de demain.
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