Par Sophie Deschamps

Féministe de longue date, et plus récemment végane, j’ai mis un certain temps à faire le lien entre la lutte pour les droits des femmes et celle pour le bien-être animal. Une connexion pourtant établie depuis plus de 50 ans dans les pays anglo-saxons. Plongée dans cette pensée originale et percutante, qui émerge timidement auprès du grand public en France.

C’est une publicité qui passe sur nos écrans depuis novembre 2020. On y voit un bébé in utero qui se trémousse, sourire aux lèvres. La caméra glisse ensuite sur le ventre d’une femme enceinte, à qui une amie demande : « Mais qu’est-ce-que tu LUI donnes à manger ?” Clin d’œil de la future maman vers son assiette alors qu’elle s’apprête à enfourner une bouchée de steak, suivi du slogan scandé par une voix off bien virile : « Vivons forts, hum Charal ! »

En trente secondes, tout est dit ou presque. La viande, c’est « la vie » (y compris avant la naissance). La femme de la pub qui interprète la mère, mais qui n’a pas droit à la moindre réplique, se contente de sourire et de manger de la chair animale pour « donner de la force » au fœtus. Un message subtilement sexiste qui semble la réduire à son simple rôle de génitrice, et qui du coup passe presque inaperçu.

La marque belge Bicky Burger est beaucoup plus explicite. L’une de ses publicités de 2019 affiche un dessin, style années 50, avec un homme en costume cravate, donc « forcément respectable », qui assène un violent coup de poing à sa compagne parce qu’elle lui a acheté un burger d’une autre marque, tout en hurlant : « Sérieux, un faux Bicky ? » Cette réclame ouvertement misogyne qui banalise les violences faites aux femmes a provoqué des centaines de plaintes.

Le symbolisme genré de la viande

La publicité est depuis longtemps le miroir grossissant de notre société patriarcale. Dans les deux cas précités, le sexisme est criant. Mais si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit que le mode d’alimentation entre aussi en jeu avec la virilisation de la viande. En effet, les hommes « doivent » en manger pour préserver leur masculinité. Une viande que les femmes sont « censées » leur servir.

Une enquête OpinionWay réalisée pour Campingaz en 2015 confirme ce postulat. Si, à l’occasion d’un barbecue, les femmes s’occupent à 75 % de faire les courses, à 72 % d’élaborer le menu et à 48 % de la préparation (bonjour la charge mentale), elles ne sont au final que 8 % à s’occuper des aliments sur le grill.

Bernard Lavallée, nutritionniste canadien qui s’est penché sur les comportements alimentaires associés aux genres dans le cadre de sa mémoire de maîtrise (2013), explique : « La viande, l’alcool et le fast-food font partie des aliments que l’on associe à l’univers masculin, (…) L’image de l’homme viril qui chasse et qui fait cuire sa viande sur le barbecue fait encore partie de l’imaginaire collectif. Chez certains, cette perception de la masculinité peut être un frein pour adopter le végétarisme. »

D’où la difficulté pour un homme d’adopter un régime non carné, comme le raconte le Français Yves Bonnardel, 53 ans, militant antispéciste et égalitariste, compagnon de route dès 1991 des Cahiers antispécistes : « Je suis devenu végétarien à treize ans. Très vite, ma compassion pour les animaux a été considérée comme de la ‘sensiblerie féminine’. Ce que j’ai mal vécu car j’étais en pleine construction identitaire. Autrement dit, on me reprochait d’éprouver un sentiment n’ayant aucune base rationnelle. Je pense que d’une certaine façon, notre société considère qu’il est presque normal pour une femme d’être végétarienne, contrairement à un homme. »

Le contenu de nos assiettes cache donc une symbolique puissante axée autour de la viande et de la force de l’animal, que l’homme peut s’approprier en mangeant sa chair. « Surtout s’il s’agit de celle des gros animaux, notamment la viande rouge ou celle dite ‘noire’, provenant d’animaux sauvages chassés qui ‘en imposent’ et paraissent plus ‘nobles’, comme les sangliers ou les cerfs », souligne Yves Bonnardel. À l’heure actuelle, les chasseur·euse·s restent à une écrasante majorité des hommes, puisque l’on ne compte que 2,5 % de femmes dans leurs rangs, selon les estimations de la Fédération Nationale des chasseurs.

La consommation de viande est de surcroît associée à une distinction genrée, avec d’un côté la viande rouge associée aux hommes et de l’autre la viande blanche, davantage réservée aux femmes. « Au début du XXe siècle, on conseillait aux hommes d’aller boire du sang de boeuf aux abattoirs s’ils étaient anémiés, alors que l’on préconisait plutôt du bouillon de poulet, donc de la viande blanche, pour les femmes trop pâlottes », explique Yves Bonnardel.

Une oppression commune

Si le parallèle entre féminisme et végétarisme s’inscrit dans le grand courant de l’écoféminisme, il n’existe toutefois pas de terme spécifique pour désigner cette intersection, peut-être parce qu’il est encore difficile d’aller au-delà de la « barrière humaine ». Certaines l’ont néanmoins franchie très tôt, comme l’anarchiste Louise Michel, qui écrivait en 1886 dans ses Mémoires : « Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes. » D’autres prennent le relais aujourd’hui, à l’instar de la chercheuse française en philosophie et militante écoféministe Myriam Bahaffou, qui perçoit « l’industrialisation de la mort de milliards d’animaux par an comme une oppression systémique et patriarcale ».

Loin de se cantonner à la sphère privée, la nourriture englobe des processus de production qui impliquent des gens, des territoires, des sols et des animaux. Alors, on comprend que tout est connecté, que manger de la viande, c’est manger un animal, mais c’est aussi cautionner et consommer de l’injustice. Cette connexion a été pensée et théorisée durant 17 ans à partir de la fin des années 70 par la féministe militante végétalienne américaine Carol J. Adams, dans son essai La politique sexuelle de la viande, publié en 1990 aux États-Unis (et traduit en français seulement en 2016).

L’écrivaine émet l’hypothèse selon laquelle les femmes éprouvent plus de compassion envers les animaux que les hommes parce qu’elles subissent depuis longtemps la domination masculine. Carol J. Adams raconte ainsi que beaucoup de suffragettes du début du XXe siècle étaient végétariennes, précisément par refus du patriarcat. Preuve qu’elles avaient déjà fait le lien entre l’oppression masculine et l’exploitation animale.

L’essayiste féministe exhume aussi un texte de la fin du XIXe siècle (l’auteur est inconnu), qui débute ainsi : « L’abbesse vient de damer le pion à tous les autres fournisseurs du marché de la chair fraîche en France. La chair qu’elle offre ne demeure pas longtemps pendue aux crochets, bien qu’elle tienne à son prix ; mais ici rien ne faisandera. Vous pouvez faire apprêter votre viande selon vos goûts, et il n’est pas besoin de reprendre deux fois de la même pièce… » Ici, ce ne sont pas les pratiques d’une boucherie qui sont décrites, mais celles d’un guide des maisons closes. L’animalisation des femmes est donc à son comble. En assimilant volontairement les prostituées à du bétail, le texte montre aussi de façon cinglante qu’elles ne sont pas considérées comme des êtres humains, mais uniquement comme de la chair à consommer.

Le référent absent

Autre exemple criant qui illustre la domination masculine exercée à travers la viande : une interview télévisée diffusée sur la chaîne américaine Fox News fin 2018, dans laquelle la médecin végane Anne DeLessio-Parson est interrogée par le journaliste Jesse Watters. Pendant que la doctoresse démontre comment consommation de viande et masculinité toxique sont liées, le journaliste se fait apporter un steak sur le plateau et commence à le manger devant son invitée.

Pour couronner le tout, cette vidéo a été postée sur YouTube par un internaute avec ce titre : « Un journaliste ridiculise une féministe végane en direct !  » Alors qu’il s’agit en réalité d’une détestable tentative d’humiliation machiste. Dans cette séquence, l’image prend incontestablement le pas sur la parole. Il suffit de parcourir les commentaires postés sous la vidéo pour comprendre que « l’incident » du steak a davantage marqué les esprits que l’argumentaire (pourtant très bien construit) de la médecin végane.

Il est toutefois difficile de prendre conscience du lien entre féminisme et végétarisme si l’on ne s’intéresse pas à la notion de « référent absent ». Pour la viande par exemple, il s’agit d’effacer du vocabulaire le nom de l’animal vivant pour ne retenir que sa transformation alimentaire (une escalope, une bavette…) et ce afin de banaliser et de rendre acceptable sa consommation. Pour Carol J. Adams, qui a conceptualisé cette idée, « derrière chaque repas carné, il y a une absence : la mort de l’animal dont la viande occupe la place (…) La fonction du référent absent consiste à tenir notre ‘viande’ à distance de l’idée qu’elle ou il fut jadis un animal« .

Même principe, selon Carol J. Adams, lorsqu’il s’agit d’évoquer l’exploitation du corps des femmes, comme le montre magistralement le texte sur les maisons closes ci-dessus. D’autant que ces référents absents se chevauchent dès lors qu’il s’agit des femmes ou des animaux. Il est par exemple courant que les animaux soient féminisés, notamment dans les publicités pour des volailles où le volatile est humanisé ou, à l’inverse, d’autres qui montrent des femmes nues posant pour de la vente de morceaux de viande.

Pour la doctorante en philosophie à l’Université de Montréal Christiane Bailey, cette façon de représenter les animaux et les femmes comme des corps dénués de subjectivité « renforce l’idée qu’ils et elles n’ont qu’une valeur instrumentale et non intrinsèque. Ils et elles sont littéralement réduit·e·s à leur fonction utilitaire pour les hommes (leur corps, dans les deux cas) sans égard à leur vie psychologique« .

« Femellisme »

Il existe aussi un courant appelé le femellisme, qui dénonce le fait que les hommes traitent les femmes et les animaux comme des objets mis à leur disposition. Un concept repris actuellement par le mouvement radical Boucherie Abolition, qui dresse ce constat glaçant : « L’élevage est le plus gros femellicide mondial. (…) Tuées par les viols à répétitions. Tuées par les dizaines d’accouchements. Tuées par tous les enlèvements de leurs bébés, la chair de leur chair. Tuées par l’emprisonnement à perpétuité. Tuées par les coups. Tuées par le couteau qui pénètre à nouveau leur chair lorsque leurs corps épuisés et meurtris n’y arrivent plus. L’usine est épuisée. La mère assassinée. »

Cette compassion pour les animaux femelles ne date pas d’hier. On a ainsi pu revoir fin novembre – à l’occasion du décès de la chanteuse Anne Sylvestre- un extrait de la célèbre émission littéraire « Apostrophes », daté du 30 décembre 1975. Anne Sylvestre, également connue pour son engagement féministe, y interprète son titre « La vache engagée ».

“Les vaches ont une âme aussi
C’est le laitier qui me l’a dit
(…)
Le problème le plus brûlant
À trait à leur vie sexuelle 
Jamais de taureau dans leur champ,
C’est pas la peine d’être belle

En effet leur fécondation
Se fait par un intermédiaire
Qui n’inspire pas leur passion,
J’ai nommé le vétérinaire”


Extrait de la chanson d’Anne Sylvestre


L’appropriation du corps des animaux et des femmes

Cependant, le femellisme peine à trouver sa place au sein des luttes féministes actuelles. Certaines y trouvent même une connexion un peu « forcée », mais sans nier pour autant le lien évident à leurs yeux entre féminisme et antispécisme. C’est le cas de la Française Axelle Playoust-Braure, 25 ans, journaliste scientifique féministe et antispéciste, chez qui la connexion s’est faite durant ses études de sociologie à Montréal.

Elle en a fait le thème de son mémoire de recherche en master, notamment à partir d’un article d’Yves Bonnardel, construit autour des thèses de la sociologue et militante féministe matérialiste Colette Guillaumin. Cette penseuse décédée en 2017 analysait les rapports hommes-femmes comme des relations d’appropriation du corps et de l’individualité des femmes, dans la droite ligne du servage et de l’esclavage.

Une réflexion qu’Axelle Playoust-Braure a poussée un peu plus loin : « J’ai eu envie de rajouter l’appropriation du corps des animaux dans l’élevage, par analogie au sexage décrit par Colette Guillaumin. Mon objectif était aussi de raccrocher la question animale à tout ce qui avait été discuté en sociologie sur les rapports de pouvoir mais qui, jusque-là, négligeait totalement la cause animale. Le fil rouge du végétarisme des suffragettes m’a aussi guidée. »

Un lien qui ne va pas de soi

Le manque de connaissance du lien entre le combat pour le droit des femmes et celui de la cause animale traduirait-il l’existence d’un bastion du système patriarcal difficile à identifier en tant que tel ? En effet, très peu d’articles abordent cette question dans les médias. « Il y a beaucoup de féministes chez les militantes de la cause animale et au sein du Parti animaliste. Le parti est d’ailleurs composé de 80 % de femmes contre seulement 20 % d’hommes« , analyse toutefois Axelle Playoust-Braure.

Une convergence des luttes à laquelle on pourrait même rajouter l’antiracisme. Yves Bonnardel l’explore par le biais du décryptage des insultes dans son article « Sale bête, sale nègre, sale gonzesse » (Cahiers Antispécistes n°12, 1995). Avec la difficulté de déconstruire tous les schémas que l’on a intégrés parfois profondément, y compris ceux qui s’immiscent dans notre vocabulaire et où l’on retrouve… les animaux. Par exemple, dire d’un homme qu’il est « fort comme un taureau » est considéré comme un compliment, alors que traiter une femme de « grosse vache » est loin d’en être un.

Les « blagues » aussi s’y entendent pour dévaloriser le corps féminin, avec cette devinette particulièrement odieuse et lourdement sexiste employée par certains jeunes : « Quelle est la différence entre une blonde et une crevette ? Aucune, dans les deux cas il n’y a que le corps qui est bon, la tête est à jeter. » Une « vanne » d’autant plus insupportable lorsque l’on sait qu’il s’agit au départ d’une « trouvaille » de Patrick Timsit pour parler des personnes trisomiques. D’autant que femmes et crevettes partagent un réel point commun : celui de vouloir vivre librement leur vie.

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Publié par :sorocité

Un commentaire sur “Féminisme et végétarisme : les deux faces d’un même combat ?

  1. Autant le dire, je suis une humaine omnivore – sans intention de véganisme.
    Cependant je trouve intéressant cette mise en parallèle du véganisme et du féminisme ainsi que de la différence de cheminement intellectuel entre la culture anglo-saxonne et la culture française.

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