Cet été, des jeunes femmes ont manifesté à Ajaccio, à Bastia et à Calvi pour exprimer leur révolte face au fléau des violences sexuelles. C’est cette libération de la parole inédite en Corse que nous souhaitons vous raconter dans ce hors-série. Parce que leur histoire incarne avec force le combat des nouvelles générations féministes pour briser le tabou du viol et des agressions sexuelles.
“La honte change de camp”. “On ne se taira plus”. Ces slogans puissants, on a pu les voir cet été sur des pancartes brandies par un cortège composé en majorité de jeunes femmes corses. Elles sont descendues dans la rue pour dénoncer les violences sexuelles qu’elles ont subies et sortir du silence une bonne fois pour toutes. Elles étaient 100 à Calvi, 300 à Bastia, 400 à Ajaccio. Les médias locaux et nationaux ont suivi ces manifestations de près, qualifiant ce mouvement de “#MeToo corse”.
Tout a démarré avec un hashtag. Début juin, des publications commençant par “#IWas” émergent sur Twitter. Aux États-Unis d’abord, des femmes confient avoir été victimes d’agressions sexuelles ou de viol, en indiquant l’âge qu’elles avaient au moment des faits : #Iwas13 (“j’avais 13 ans”), #Iwas15 (“j’avais 15 ans”), #Iwas17 (“j’avais 17 ans”).
Quelques jours plus tard, le mouvement arrive en France. Des filles et des jeunes femmes témoignent à travers tout le pays. Laora Paoli Pandolfi, illustratrice à Paris et originaire de Corte, suit avec attention cette nouvelle libération de la parole. Très vite, elle réalise que de nombreux témoignages proviennent de l’île où elle a grandi.
“En lisant tous ces témoignages, il y en avait peut-être une centaine, j’ai pensé que ce serait bien de tous les regrouper. La parole commençait à sortir, donc je trouvais important de montrer que c’était aussi le cas en Corse, d’autant que c’était la première fois. J’ai appelé une copine pour lui en parler et nous avons lancé le compte Twitter #IwasCorsica”, nous raconte-t-elle.
Le compte rencontre un succès immédiat. “Nous avons été très sollicitées. On a reçu beaucoup de messages de femmes qui ne voulaient pas témoigner publiquement sur Twitter”, explique Laora, qui a passé presque deux jours d’affilée sans dormir pour recueillir les récits de ces femmes.
Ensemble brisons ce silence
Au même moment, à plus de 1 000 kilomètres de Paris, Lina, Scarlett, Lena et d’autres jeunes femmes corses suivent les publications diffusées sur #IwasCorsica. Et postent à leur tour leur témoignage.
Lina a été violée et filmée sur un port de Bastia par un homme de 18 ans, quand elle n’en avait que 15. Scarlett a été agressée sexuellement par deux “amis” croisés un soir dans son village lors d’une séance de jogging, à l’âge de 13 ans.
Lena, elle, a été violée à l’âge de 15 ans, par le petit copain d’une amie. Un garçon qu’elle connaissait et dont elle ne s’était pas méfiée jusqu’ici. Et qu’elle est depuis contrainte de croiser régulièrement en soirée et dans les rues de Bastia.
En découvrant que des centaines d’autres filles avaient subi une chose similaire – sur une île où tout le monde se connaît et où le système patriarcal demeure très fort – Lina a mesuré l’urgence d’éveiller les consciences sur ce fléau. Tout comme Lena, Scarlett, Anaïs et les autres. Elles décident alors de se rencontrer.
“On se connaissait de vue, mais c’est tout. En voyant tous ces témoignages, on s’est dit qu’on ne pouvait pas rester sans rien faire. Il fallait organiser une manifestation, pour dénoncer, inciter les autres filles à parler, briser cette culture du silence qui reste très forte chez nous. Une dizaine de filles, toutes victimes de viol ou d’agressions, nous ont rejoint et nous avons formé un collectif, les Zitelle in Zerga, qui signifie ‘filles en colère’ en corse”, nous explique Lina, 18 ans.
Ces femmes n’ont jamais organisé de rassemblement de ce genre et ne savent pas vraiment comment procéder. Elles contactent Laora via le compte #IwasCorsica, puis se rapprochent d’associations de l’île spécialisées dans les violences faites aux femmes, comme Donne e Surelle (“Femmes et soeurs”) et Collages féminicides.
Elles obtiennent finalement l’autorisation de la préfecture pour manifester le 21 juin dans les rues de Bastia. Le rendez-vous est un succès : environ 300 personnes marchent au côté du collectif Zitelle in Zerga. Direction la préfecture de Bastia, avec l’intention de proposer des mesures concrètes : formation des policiers, actions de sensibilisation à l’école, création d’un ‘brevet de non-violence’ décerné aux élèves de 3e…
Leur slogan phare : “Ensemble, brisons le silence”. “Au début, les gens étaient assez surpris de nous voir dans la rue, car on manifeste peu à Bastia. Mais finalement, beaucoup de personnes qui n’étaient pas au courant se sont jointes à nous pour marcher”, se remémore Lina.
Cette manifestation inédite à Bastia en a impulsé deux autres sur l’île de Beauté : une à Ajaccio le 5 juillet (toujours avec les Zitelle in Zerga en tête de cortège) et une à Calvi le 19 juillet, à l’initiative du nouveau collectif “Donne in lotta” (“Femmes en lutte”).

Plaintes pour diffamation
Cet élan de sororité exemplaire n’a fait que renforcer la volonté de ces jeunes femmes de se battre pour briser le tabou du viol et des agressions sexuelles. Rien ne semble arrêter ces Zitelle in Zerga dans leur combat. Et certainement pas les menaces.
Quelques jours avant la manifestation de Bastia, les jeunes femmes diffusent l’affiche de l’événement sur les réseaux sociaux, ce qui leur vaut des réactions extrêmement violentes en retour : “Nous avons été cyberharcelées, insultées, menacées… mais pas que sur Internet. Car sur l’île, tout le monde se connaît. Anaïs s’est fait crever deux fois ses pneus !”, développe Lina.
Malheureusement, ce n’est la première fois que ces filles sont confrontées à des intimidations : début juin, une mystérieuse liste de noms désignant des garçons de l’île comme des agresseurs “fuite” sur Twitter. Comme Scarlett le précise sur le réseau social à l’oiseau bleu, “certains noms n’ont rien à y faire”.
S’ensuit une cascade de plaintes pour diffamation déposées par certains hommes dont le nom apparaît dans la liste. D’après leurs dires, les filles du collectif ne sont pas à l’origine de cette liste, mais ce sont elles qui sont visées au moment où les noms circulent. “Comme c’étaient nos profils qui ressortaient le plus sur les réseaux sociaux à ce moment-là, nous étions en quelque sorte les plus exposées”, suppose Lina.
Lina a quant à elle été de nouveau confrontée à son agresseur, parce que le nom du garçon figurait sur ladite liste. “ll pensait que j’avais apposé son nom sur cette liste, m’a prévenue qu’il avait pris un avocat pour m’attaquer en justice. Après ça, je suis restée dans un état d’hallucination totale pendant trois jours. Le plus fou, ce que je n’avais pas mis son nom sur cette fameuse liste, ce qui signifie que cela venait forcément d’une autre fille, et que donc je n’étais potentiellement pas sa seule victime… Là, j’ai eu comme un déclic. À l’époque, je n’avais pas porté plainte. Je me suis reconstruite autrement. Mais le fait que lui n’hésite pas à le faire m’a poussée à franchir ce pas”, confie Lina.
Au total, 14 plaintes pour viols et agressions sexuelles ont été déposées au commissariat de Bastia après l’ouverture du compte #IwasCorsica. “J’ai été vraiment déçue en constatant qu’on était si peu, alors que Laora avait réuni des centaines de témoignages sur le compte. Beaucoup d’entre elles ont renoncé. Elles se sentaient menacées. Le préfet de Bastia nous a promis de mettre des mesures en place. J’espère vraiment que ce ne sont pas des paroles en l’air. En Corse, il y a des actions spécifiques qui pourraient être menées et donner l’exemple pour le reste de la France”, estime Lina.
Et maintenant ?
Depuis les manifestations, plusieurs initiatives ont vu le jour, dont une journée d'(in)formations collectives consacrée au féminisme et aux violences faites aux femmes, organisée le 22 août dans la commune de Pigna, située près de l’Île-Rousse.
Rassemblement à Pigna – Numéro SOS violences régional corse
De son côté Laora, continue de suivre avec attention le mouvement depuis Paris, même si cette dernière craint de le voir s’essouffler. “Nous avons alerté, dénoncé… Maintenant, c’est aux pouvoirs publics de faire leur boulot. Foutre le bordel dans la rue, cela a ses limites !”
Pour Lina, ce “bordel” n’est au contraire que le début : “Les manifestations ont été l’expression de la colère de tout ce qu’on avait vécu, lu, entendu. D’abord tu parles, tu cries et ensuite on voit ce qu’on peut faire sur la plus longue durée pour se reconstruire”.
Courant août, le collectif Zitelle in Zerga s’est doté d’une structure associative. Ses membres ont planché sur l’organisation d’une conférence à Bastia, avec une psychologue et une avocate pour invitées. “L’idée est d’expliquer tous les ressorts de ces violences faites aux femmes, aussi bien sous l’aspect médical et psychologique que juridique”, explique Lina.
L’événement, qui devait avoir lieu en octobre, a malheureusement été reporté compte tenu des nouvelles mesures de sécurité sanitaire imposées en France. “On reprendra dès qu’on le pourra”, assure Lina. “Dans tous les cas, il n’y a pas moyen que ça s’arrête.Ce que j’ai retenu de cette expérience, c’est que peu importe l’âge qu’on a, si quelque chose nous tient à cœur, il ne faut pas hésiter à descendre dans la rue, à investir l’espace public. Il faut crier plus fort que son agresseur, pour ne pas le laisser gagner”, martèle l’étudiante.
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