Dans un essai limpide, traversé par une force militante inépuisable, Fatima Ouassak, politologue et co-fondatrice du syndicat Front de mères, célèbre La Puissance des mères. Paru le 27 août aux éditions La Découverte, son ouvrage invite à s’émanciper, ensemble.
Lucien, Abdenbi, François-Michel et Wahid étaient encore des enfants ou de jeunes hommes lorsqu’ils ont été tués. Lucien par des videurs, François-Michel lors d’un bal des pompiers, Wahid par un coup de fusil, Abdenbi par un voisin alors qu’il sortait de la mosquée. Après eux, de nombreux jeunes garçons issus de l’immigration postcoloniale sont morts, tués en France par la police : Zyeb Benna, Bouna Traoré, Adama Traoré, ou encore Mehdi Bourogaa à Marseille en février dernier.
En 1984 lorsque Lucien, Abdenbi, François-Michel et Wahid ont été assassinés, leurs mères se sont mobilisées jusqu’à ne plus avoir de voix. Elles ont scandé leur nom et réclamé aux fenêtres des gouvernants “justice” et “vérité”. Elles se sont mobilisées collectivement en tant que mères et ont occupé l’espace public pour se faire entendre. Elles ont été surnommées “Les Folles de la place Vendôme”, mais elles ont continué à battre le pavé. Malgré les rires et les quolibets, elles ont mené leur lutte jusqu’au bout de leurs forces.
C’est cette “puissance des mères” que Fatima Ouassak met en lumière dans son essai éponyme. Cette capacité à se mobiliser quoiqu’il en coûte pour ses enfants. “Ces femmes se sont réapproprié la marque du mépris que les hommes mobilisent pour les chasser de l’espace public et les assigner à pleurer dans leur chambre. Elles en ont fait leur nouvelle identité politique, exprimant la tristesse, la colère et la détermination face à l’injustice absolue, le meurtre impuni de l’enfant”, analyse-t-elle.
“Nous devons prendre le pouvoir.
En assumant de vouloir le prendre.”
Le Front des mères
À partir de ce récit et à l’aune de son propre itinéraire de mère militante, Fatima Ouassak trace l’urgence de sa requête. Alors qu’elle réclame une alternative végétarienne à la cantine de sa fille, elle est accusée de communautarisme et de vouloir faire la promotion en sous-marin du halal. Lorsqu’elle évoque les préjugés racistes et la hiérarchisation raciale à l’école, elle est invitée à aller voir ailleurs. Mise à l’écart par la Fédération des Conseils de Parents d’Élèves de Seine-Saint-Denis (FCPE 93), elle trouve un nouvel espoir en se fédérant en collectif de mères, d’abord avec l’EEB (Ensemble pour les Enfants de Bagnolet) en 2016, puis la même année avec le réseau de syndicat Front de mères. “L’ambition centrale du Front de mères a toujours été sa structuration et son ancrage territorial sur le long terme pour améliorer concrètement le sort des enfants. Au-delà, il s’emploie à l’organisation des mères comme sujets politiques frontalement opposés aux institutions”, explique l’autrice au cœur de son ouvrage.
En invitant les mères des quartiers populaires ou défavorisés à jouer un rôle politique, Fatima Ouassak les appelle à s’organiser et à faire valoir leurs droits, à “reconquérir le pouvoir et le territoire” et à s’émanciper du rôle affectif de “maman” dans lequel elles sont emprisonnées. L’écologie, la santé publique, la justice sociale, rappelle-t-elle, ne sont pas l’apanage des classes moyennes et aisées. “Nous devons prendre le pouvoir. En assumant de vouloir le prendre. Reprendre le pouvoir qui nous a été confisqué en tant que mères, et prendre plus largement encore le pouvoir politique dans son ensemble.”
“Nous sommes des sujets politiques.
Et nous menons une lutte universelle.”
“Les luttes des mères sont des luttes féministes”
Si la politologue inscrit son histoire dans le territoire de la Seine-Saint-Denis, mettant en lumière le travail et la détermination des mères des quartiers populaires pour la plupart issues de l’immigration postcoloniale, elle rappelle l’universalité de sa démarche. “C’est dans la lutte que nous avons refusé d’être réduites à des mères arabes, noires ou musulmanes. Nous sommes des mères. Nous sommes des sujets politiques. Et nous menons une lutte universelle”.
Pourtant, alors même qu’il est “universel”, selon elle, “le combat des mères est un angle mort du féminisme”. Biberonnées au Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, les féministes françaises craignent, et peut-être même à raison, d’être assignées à leur seule condition de génitrice. Celles qui ne veulent pas l’être et celles qui le sont s’opposent ainsi dans une logique patriarcale implacable. Lorsque l’on est une femme, on perd à tous les coups. Il est pourtant primordial selon Fatima Ouassak de combattre en même temps les pressions sociales que subissent les femmes et les mères. “Les luttes des mères sont des luttes féministes”, rappelle-t-elle.
Si l’ouvrage propose de nombreuses pistes de réflexion, il rappelle surtout aux femmes qu’elles n’ont pas à culpabiliser de ne pas se rebeller lorsqu’elles se sentent agressées ou humiliées. On ne trouve pas toujours la force et l’énergie en soi pour s’élever seule contre les autres lorsqu’on est victime d’injustice. La réponse de Fatima Ouassak est simple : femmes et mères, organisez-vous, collectivement et partez à la conquête des quartiers dans lesquels vous vivez. “Nous pouvons peser en tant que mères dans le rapport de forces politique, pour un monde plus juste, plus égalitaire, plus respirables pour que nos enfants respirent autre chose que l’air pollué des échangeurs autoroutiers et que plus que jamais ils ne meurent asphyxiés lors d’un plaquage ventral sous le poids de cinq policiers.” La sororité est assurément un contre-pouvoir politique. Le féminisme et l’écologie assurément des voies d’émancipation pour les mères.