Nous sommes début mars et c’est encore l’été à Buenos Aires. Alors que le Covid-19 fait rage en Europe, les messages de prévention pour lutter contre la propagation du virus se multiplient dans les espaces publics d’Argentine.
Mais dans la capitale, au lendemain de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, l’heure est aux revendications. C’est pour combattre “le virus mortel du patriarcat” que des milliers d’Argentin·e·s sont descendu·e·s dans la rue ce lundi 9 mars 2020.
Photo : Jonathan Philippart

14h00
Point de départ du cortège sur la célèbre Plaza de Mayo, en plein centre de Buenos Aires. Les manifestant·e·s arrivent au compte-goutte. C’est sous un ciel gris et dans une chaleur moite d’un été qui tire à sa fin que l’on s’apprête à marcher pour les droits des femmes.
Au cœur de leur lutte, l’accès à l’avortement pour toutes et les violences faites aux femmes, combat porté par le collectif emblématique “Ni Una Menos” (“Pas Une de Moins”), fondé en 2015.

Sur la Plaza de Mayo, des manifestantes s’érigent contre les violences faites aux femmes. Pancartes à la main et slogans bien en vue, elles attendent le départ du cortège.
De gauche à droite : “Une femme ne devrait être blessée que par ses talons” “Nous sommes le cri de celles qui sont parties » “Pas de coups blessants, pas de mots qui blessent” “Un jour heureux sera celui où il n’y aura plus de violences contre les femmes” “Je ne suis pas à vous. Je n’appartiens à personne. Je ne suis pas un objet. Comprenez-le !” |

Au beau milieu de la Plaza de Mayo, qui abrite le palais présidentiel surnommé la “Casa Rosada” (“Maison rose”), une banderole suspendue s’exclame : “Fuera el FMI, No al pago de la deuda externa ! ” (“Dehors le FMI, non au paiement de la dette extérieure !”). Derrière ce message, le parti trotskiste Plenario del Trabajdas (La Plénière des travailleur·euse·s), qui milite pour “l’organisation socialiste des femmes travailleuses”.
Depuis près de deux ans, l’Argentine traverse une grave crise économique, initialement déclenchée par un changement de politique monétaire en 2018 aux États-Unis qui a conduit à l’effondrement du peso face au dollar. L’Argentine enregistre aujourd’hui un taux d’inflation d’environ 54%, soit l’un des plus élevés au monde. En septembre 2018, le Fond Monétaire International a accordé un prêt supplémentaire de 7 milliards de dollars à l’Argentine, soit 13 milliards au lieu de 6 milliards.
L’inégalité salariale entre les hommes et les femmes représente également un enjeu crucial dans ce pays à l’économie qui souffre. Selon des chiffres du ministère du travail argentin, les hommes gagnent en moyenne 37% de plus que les femmes et 71% des postes à responsabilité sont occupés par la gent masculine.

15h00
La marche bat son plein. Entre ambiance festive, musique, slogans scandés et revendications, l’Avenida de Mayo qui relie d’est en ouest la Plaza de Mayo à la Plaza del Congreso, point d’arrivée de la marche, est occupée de toutes parts. Porte-paroles de partis politiques, membres d’associations et de collectifs défilent sur la route ou sur un char, drapeaux et banderoles brandis bien haut.
Des photographes sont perché·e·s sur le toit des abribus pour capter une vue panoramique de cette marée humaine dont ressort le violet, couleur universelle du féminisme.

Une fillette sur un trottoir de l’Avenida de Mayo, habillée aux couleurs LBGTQ+, foulard vert noué autour du cou. Le foulard vert est le symbole du combat pour le droit à l’avortement.

Contour des yeux peint en verts, foulards de la même couleur noués au poignet…Toutes de noir vêtues, des militantes brandissent des boucliers estampillés « Juntas y a la Izquierda” (“ensemble et à gauche”) et revendiquent haut et fort leur combat pour le droit à l’avortement. Leur slogan “mi cuerpo, mi decisión” (“mon corps, ma décision”) qu’elles chantent à l’unisson sonne comme un cri de guerre.
Autorisé uniquement en cas de viol ou de danger pour la vie de la femme, l’accès légal à l’avortement reste impossible pour la plupart des Argentines. Les différentes ONG mobilisées sur ce sujet estiment à plus de 400 000 le nombre d’avortements clandestins pratiqués chaque année dans le pays.
Presque deux ans plus tôt, le projet de loi visant à légaliser l’avortement pour toutes en Argentine a été rejeté par le Sénat à 38 voix contre 31. Depuis son arrivée au pouvoir le 10 décembre 2019, le président argentin Alberto Fernandez, péroniste de centre gauche, a promis un nouveau projet de loi pour légaliser l’avortement.

17h00
Après un arrêt sur l’Avenida 9 De Julio, non loin du gratte-ciel à l’effigie de la plus respectée des premières dames argentines Eva Perón, le cortège arrive à sa destination finale : Plaza del Congreso.
Sur cette grande place rectangulaire bordée par des arbres, des milliers de drapeaux surplombent la foule portée par les rires, les cris de lutte, la musique et les effluves de viandes grillées émanant d’un barbecue à la sauvette. La pluie commence à tomber en fines gouttes sur le haut dôme de l’édifice qui abrite le Congrès.

Sur la pancarte : “On ne se retrouve pas mortes, on ne s’assassine pas, plus de féminicides”. En 2019, 299 féminicides ont été recensés en Argentine, soit 10% de plus que l’année précédente (273). Selon le décompte de plusieurs ONG du pays, le nombre de féminicides commis en Argentine au cours des trois premiers mois de l’année 2020 s’élève à 86, soit plus d’un par jour.
Même si la route est encore très longue pour les Argentines, quelques avancées notables pour les droits des femmes ont marqué l’arrivée au pouvoir d’Alberto Fernandez. En décembre dernier, le premier ministère des Femmes, des Genres et de la Diversité a vu le jour. Dirigé par l’avocate féministe Elizabeth Gómez Alcorta, ce nouveau portefeuille a pour missions principales de lutter contre les violences, de placer la santé en tant que droit humain fondamental et d’instaurer des politiques d’égalité et de diversité au sein du pays.
Le projet de légalisation de l’IVG, qui devait être présenté devant le Congrès en mars, a malheureusement été suspendu à cause de l’arrivée de l’épidémie de Covid-19 sur le sol argentin quelques semaines plus tard après la manifestation du 9 mars.
Le 2 juin, Alberto Fernandez a déclaré dans La Nacion, l’un des plus importants journaux quotidiens du pays, son intention de maintenir « l’engagement et la conviction d’envoyer au Congrès la loi sur l’avortement légal, sûr et gratuit”. Mais compte tenu de l’urgence de la crise sanitaire, le calendrier reste encore incertain.
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