Les porte-paroles du féminisme doivent-ils·elles nécessairement travailler à titre bénévole ? Membre du collectif Georgette Sand, notre journaliste Marguerite Nebelsztein a souvent été confrontée à ce dilemme. Invitée à plusieurs reprises pour animer des conférences à travers la France, elle a dû poser des jours de congé pour y assister. Dans le milieu du militantisme, l’aspect financier est rarement pris en compte, y compris pour le simple défraiement des déplacements. 
D’où cette question : l’accès au féminisme doit-il être systématiquement gratuit, au point de risquer parfois la précarisation et l’épuisement des militant·e·s ? 
 
Pour répondre à cette question, Sorocité a sollicité l’expertise d’Ophélie Latil, CEO du cabinet de conseil & formation en égalité Dames Oiseaux et fondatrice du collectif Georgette Sand ainsi que Caroline De Haas, créatrice du collectif #NousToutes et fondatrice du groupe Egae. C’est l’heure de sortir le chéquier. 

Le féminisme doit-il être gratuit ?

Tout travail mérite salaire. Tout le monde est d’accord sur ce point, non ? Pourtant, dans le milieu du militantisme, notamment féministe, de nombreuses expertes animent conférences et ateliers sans aucune rétribution financière. Une précarité qui met en danger à long terme l’accès au savoir. 
 
Investie depuis longtemps dans la lutte contre la précarité, Ophélie Latil a milité au sein du collectif Jeudi noir contre le mal-logement, puis à Génération Précaire pour défendre les droits des stagiaires. Une chose est donc sûre, la militante connaît très bien le sujet du travail gratuit. Après avoir fondé Georgette Sand en 2013, elle décide de professionnaliser son militantisme et de monter son cabinet de conseil en égalité en 2019, Dames Oiseaux. 

Concernant le financement du féminisme militant, son positionnement est clair : “J’ai choisi d’aider et de transmettre parce que je trouve que militer dans un collectif féministe permet de rassembler une communauté autour de valeurs et d’envies. Mais à aucun moment je n’ai fait vœu de martyre. Je veux dire par là que même si on veut rendre service, cela ne signifie pas pour autant que l’on fait don de son corps et de son esprit à la communauté.” 
 
Pour parler de l’ouvrage Ni vues ni connues et du sujet de l’invisibilisation des femmes, les membres de Georgette Sand ont réalisé un véritable “Tour de France” : librairies, écoles, groupes militants, médiathèques…. Pour Ophélie, “ce qui était curieux, c’était de voir que tout le monde partait du principe que l’aspect financier n’entrait pas en compte. Personne ou presque ne nous a proposé de nous payer.” 
 
« Celles qui partaient posaient des jours de congé, les indépendantes prenaient sur leur temps de travail… Ce qui se répercutait sur leur rémunération à la fin du mois. Celles qui ont les moyens financiers sont les seules à pouvoir se déplacer. On éloigne les personnes les plus précarisées de la transmission du savoir.” 
Pour Ophélie Latil, une vision gratuite du savoir féministe créerait une “aristocratie militante” et validerait le préjugé selon lequel “les féministes sont une bande de bourgeoises dans les salons qui ont le temps de penser, de s’insurger et qui n’ont jamais mis les pieds à l’usine” selon elle. 

Ophélie insiste, l’élaboration d’un savoir féministe demande aussi des heures de travail, de lecture et d’assimilation : “Ça ne se résume pas au fait que les femmes et les hommes sont égaux, celui ou celle qui dit ça n’a clairement jamais ouvert un bouquin sur le féminisme.” Ne pas être prêt·e à payer ce savoir complexe serait donc une dévalorisation de cette pensée. 


 Les limites du bénévolat 
 
Du point de vue de Caroline De Haas, fondatrice du cabinet de conseil en égalité Egae et créatrice du collectif #NousToutes, l’organisation peut aider à réduire les inégalités d’accès au militantisme : “Quand des filles veulent faire une action, on rembourse systématiquement par exemple. Une chose est sûre, le militantisme ne doit pas coûter d’argent. Même si ça ne règle pas tout. Parce que si vous vous déplacez à l’autre bout de la France, c’est que vous avez une nounou pour garder les enfants.” 
 
Mais il existe une différence entre accès gratuit au féminisme et rémunération des personnes qui transmettent le savoir. D’où la nécessité d’un intermédiaire prêt à prendre en charge ce financement, l’État ou une association ayant des fonds propres pour ne pas se mettre sous “perfusion de l’État” – et donc en danger en cas de retraits de financements, prévient Caroline De Haas. 
 
Selon Ophélie Latil, il existe une différence claire entre les féministes des années 1970 et celles issues du militantisme gratuit d’internet qui a fait émerger des milliers d’initiatives. Elle explique que “ce féminisme implique un changement de paradigme avec des personnes qui font ça sur leur temps libre entre deux emplois et la génération de féministes plus anciennes qui a organisé sa solvabilité financière en travaillant pour des ONG subventionnées. Mais c’est un monde qui s’écroule avec le désengagement progressif de l’État.” 
 

 L’émancipation financière : un des piliers du féminisme 

Une demande pour organiser des journées de sensibilisation dans un département mal doté avec des jeunes en difficulté a lancé un débat au sein de Georgette Sand. L’institution proposait de payer ces interventions scolaires. Mais pour certaines militantes du collectif, il était scandaleux de demander de l’argent. Ophélie Latil n’adhère pas : “Ce n’est pas parce que je vais  aider des personnes en difficulté que je dois me mettre moi-même en difficulté financière.”
 
Un point important soulevé est donc le respect d’un des piliers du féminisme : l’émancipation financière. La fondatrice de Dames Oiseaux pointe du doigt une certaine hypocrisie : “C’est une chose de brandir le poing en disant ‘autonomie pour toutes’ ! Mais dès qu’on te demande de sortir ton portefeuille, il n’y a plus personne”. 
 
Caroline De Haas distingue, quant à elle, clairement le travail de ce qui relève de l’engagement bénévole. Engagement qu’elle pratique elle-même, en dehors de ses horaires de bureau, le soir et le week-end. La figure de #NousToutes et patronne d’Egae rappelle parfois aux gens la différence entre travail et militantisme : “Il y a deux états dans ma vie, l’état bénévole et l’état professionnel.  Les deux ne se mélangent pas. Parfois, on m’appelle pour me faire venir dans une conférence pour parler du harcèlement sexuel au travail et je réponds : ‘vous m’appelez en tant que militante féministe pour une action bénévole ou en tant que dirigeante d’entreprise ?’ Ce n’est pas la même démarche. En général, quand c’est bénévole, je dis non, je n’ai pas le temps.” 
 
Pendant le confinement, #NousToutes a organisé 25 formations gratuites en ligne réunissant 20 000 personnes. Le powerpoint envoyé gratuitement à tou·te·s les participant·e·s provenait des cours payants que Caroline De Haas dispense habituellement aux différentes organisations et entreprises pour lesquelles Egae est prestataire.

 
 Le « supermarché gratuit » du féminisme 
 
Pour avoir, elle aussi, organisé des formations pendant le confinement, Ophélie Latil voudrait plus de gratitude. Un simple remerciement qui, selon elle, serait la clé pour sortir d’un système de “supermarché gratuit” du féminisme. “Quand j’assiste à des formations, la première chose que j’entends de la part d’autres participant·e·s c’est : ‘’pourquoi il n’y a pas de suite ?’.  Nous avons envie que d’autres connaissent et transmettent à leur tour ce qu’on a appris. Mais il n’y a pas d’obligation à transmettre ce savoir”. 
 
De plus, une juste rémunération permettrait de sortir d’un système patriarcal qui dévalorise le travail des femmes et entretient leur précarité.

Mais, si le féminisme doit bien sûr rester accessible, la gratitude et les remerciements ne suffisent pas. Il faut une prise de conscience collective, aussi bien du côté du public que des militant·e·s, qui doivent apprendre à se faire payer.

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Publié par :Marguerite Nebelsztein

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