Peut-on être féministe lorsque l’on ne se considère pas femme ? Pour répondre à cette épineuse question, nous avons interrogé deux militantes féministes gender-fluid : Charlee et Katie. Aucune des deux ne se reconnaît en tant que femme, pourtant, elles ne doutent pas de leur engagement féministe. Les deux sont-ils compatibles ? Éléments de réponse.
“Je déteste le terme non-binaire. C’est viscéral. Me définir par la binarité alors que je ne suis pas dedans, je trouve cela absurde. ‘Non’ et ‘Binaire’ dans le même mot, alors que c’est quelque chose pour moi de lumineux. Ça ne me convient pas, mais c’est très personnel.” Charlee est colistière de Pierre Hurmic (EELV) à la mairie de Bordeaux, créatrice du salon de tatouage Sibylles et genderfluid. Rebaptisée Charlee, un prénom neutre, il y a quelques années, elle est à l’aise avec les pronoms féminins et même si elle ne se sent pas “femme”, elle assume pleinement son engagement féministe.
Dans son salon de tatouage en plein cœur de Bordeaux, la cheffe d’entreprise a organisé des événements en partenariat avec La Maison des femmes ou encore avec la Maison d’Ella, un lieu-refuge pour toutes les femmes victimes de violences. Charlee est fière d’être féministe et ne s’en cache pas. Sur Instagram, elle s’affiche en tant que “Proud feminist”. “Socialement, je suis perçue comme une femme. J’ai été élevée par la société entière avec tous les biais de genre qui freinent les femmes, donc je trouve légitime de pouvoir m’exprimer sur le sujet », affirme-t-elle.
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Genderfluid : personne dont le genre est mobile
Transgenre : personne née homme ou née femme mais qui ne se sent pas appartenir à son genre de naissance
Agenre : personne qui ne se reconnaît dans aucune identité de genre
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Fluidité de genre et combat féministe
Pourtant, féminisme et identité de genre ne font pas toujours bon ménage. En janvier dernier, l’activiste féministe Marguerite Stern (à l’origine des collages dénonçant les féminicides) exprimait publiquement son désaccord quant à la place du transactivisme dans les débats au sein du féminisme. Selon elle, la question du transgenre “colonise le débat féministe”. “Nous sommes des femmes parce que nous avons des vulves. C’est un fait biologique” affirme-t-elle sur Twitter. Si elle exclut les femmes trans de la question féministe, où situer les personnes agenres ? Et plus particulièrement les personnes assignées femme à la naissance, mais qui ne s’identifient pas à ce genre.
Selon Anne-Charlotte Husson, autrice et docteure en linguistique, spécialiste de la justice sociale, il n’y a pas de paradoxe à être non-binaire et féministe. “Pour moi, questionner la catégorie ‘femme’ et ce qu’on met dedans est un pré-requis du féminisme. Dans ce sens, la cause des femmes n’est pas réservée aux femmes. Au contraire, elle peut fournir des éléments essentiels pour questionner la binarité de genre. Le problème peut se poser, en revanche, quand il s’agit de définir sa place précise au sein du féminisme. Beaucoup considèrent que les hommes, par exemple, peuvent être dits ‘alliés’ mais pas revendiquer l’appellation ‘féministe’. Je n’ai pas vraiment d’avis tranché sur la question. Tant qu’il ne s’agit pas de se déclarer plus féministe que les femmes féministes, libre à chacun·e de choisir comment se définir par rapport au mouvement”, explique-t-elle à Sorocité.
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Queer : personne ne se reconnaissant pas dans les normes hétérosexuelles et genrées
Womaniste : féministe noire, qui prône un féminisme inclusif
Femme-presenting : personne dont l’expression de genre est féminine
Femme / homme cis : personne en accord avec le genre qui lui a été assigné à la naissance
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Renforcer les luttes féministes d’autres regards Dans son texte Judith Butler, théoricienne du genre (Les Cahiers du genre), Irène Jami propose d’analyser les propos de la philosophe ainsi : “Soyons féministes, non parce que nous sommes des femmes, mais parce que nous contestons les fondements de cette catégorie qui nous enferme, et au titre de laquelle nous sont imposées des normes oppressantes.” Parce qu’ils·elles·iels subissent aussi des oppressions patriarcales, les hommes et les femmes trans ainsi que les personnes non-binaires ou genderfluid ne devraient pas être exclu·e·s du discours féministe. Ils·elles·iels en font partie intégrante si ils·elles·iels le souhaitent. “Il peut être difficile de se retrouver dans le féminisme – autrement dit, la cause des femmes – quand l’assignation fille/femme est justement le problème. Cette difficulté est renforcée par le fait que les luttes féministes prennent très peu en compte les questions liées à la non-binarité. Ce peut être par simple ignorance, évitement quand on a l’impression de ne pas maîtriser le sujet, ou même rejet radical de la notion de non-binarité elle-même. Dans ce cadre, oui, il peut être difficile de se faire un chez-soi dans le féminisme”, observe Anne-Charlotte Husson. Cette exclusion, Katie McPayne, tatoueuse, queer et womaniste*, la déplore. “Je me suis rendue compte que dès qu’il y avait des talks féministes, c’était toujours adressé aux femme cis*, jamais pour les personnes non-binaires ou les femme-presenting*. Il y a une vraie invisibilisation de ce que c’est d’être non-binaire.” Alors que les luttes féministes se battent pour une plus grande visibilité des femmes, elles excluent les personnes genderfluid de leur discours. “Nous sommes à l’image des personnes pansexuelles ou bisexuelles : exclu·e·s du débat. Peut-être parce que pour le reste du monde, nous sommes des personnes indécises, incapables de prendre parti, de choisir. Notre société a du mal avec l’entre-deux”, analyse Katie. |
Pour Anne-Charlotte Husson, l’exclusion est surtout alimentée par une méconnaissance des personnes non-binaires. “Un des enjeux majeurs des dernières années, au sein du féminisme, a été de comprendre la différence entre genre et identité de genre, et comment cette dernière peut se manifester. Comme on le sait, cela a suscité de la part d’une frange du féminisme, qui refuse d’inclure les identités trans dans le mouvement, un rejet radical. Selon moi, la majorité des personnes se réclamant du féminisme ne savent rien ou que très peu de choses sur les identités de genre. Or, il est indispensable de la mettre au centre du féminisme, dans la mesure où elles découlent directement des questionnements du féminisme sur ce qu’est le genre, et du refus de rôles imposés en fonction du genre.” Il existe pourtant de nombreuses pistes pour inclure les personnes non-binaires dans les discours féministes. La vie en queer, par exemple, offre sur son site des propositions pour résoudre le problème. Parmi elles, le fait d’inclure dans les équipes des associations des personnes concernées. Pour Anne-Charlotte Husson, “il faut que les personnes et organisations les plus actives et visibles se saisissent de la question, fassent de la pédagogie et l’incluent dans leur façon de concevoir la lutte.” Charlee, quant à elle, souligne l’importance d’avoir au sein du militantisme féministe, une multiplicité de modèles. Des femmes à l’apparence masculine qui se sentiront femme à 100%, ou d’autres qui auront l’air de femmes mais qui ne s’identifieront pas à leur expression de genre. “Le genre ça reste un concept, c’est personnel, c’est non-tangible. C’est sémantique. Deux personnes peuvent se sentir au même endroit dans le spectre du genre et ne pas le savoir parce qu’elles mettent des mots différents dessus. Pour moi, c’est un truc mobile. Des personnes non-binaires peuvent être, à mon sens, des féministes actées. Il n’y a pas de science exacte, ce sont des choses à vivre et à explorer », conclut Charlee. |