Dès lors que l’on s’attaque à l’apparence, les injonctions adressées à la gent féminine sont nombreuses, qu’elles soient esthétiques, corporelles ou vestimentaires. Et en la matière, le soutien-gorge occupe une place de choix. Le 22 avril, l’Institut Ifop a sorti un sondage sur l’hygiène des Français·e·s pendant le confinement. Un résultat a particulièrement marqué les esprits : après trois semaines de confinement, 8% des femmes interrogées ont déclaré ne “jamais” ou “presque jamais” porter de soutien-gorge, contre 3% en février. Mais certaines n’ont pas attendu le confinement pour adhérer au mouvement “No-Bra”. “Avant, je trouvais aussi naturel de mettre un soutif que de porter un tee-shirt, même si ce sous-vêtement me gênait, me grattait. Aujourd’hui, je n’en porte plus du tout. Il faut essayer le plus possible de s’affranchir du regard extérieur, même si je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire”, nous confie par exemple Gala Avanzi, fondatrice du blog Sorcière, ta mère ! Pourquoi la pression de porter un soutien-gorge en société est-elle si forte ? Pour quelles raisons le sein déchaîne-t-il les passions ? Pour Sorocité, la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, autrice de l’ouvrage Seins, en quête d’une libération paru aux Editions Anamosa en 2020, décrypte la relation complexe et politique que nous entretenons avec nos seins. Sorocité : Le sondage mentionné plus haut confirme que le confinement était particulièrement propice pour laisser tomber le soutif. Comment surmonter cette injonction après le déconfinement ? Camille Froidevaux-Metterie : Cette question du port du soutien-gorge met en lumière le problème de la scrutation du corps des femmes dès lors qu’elles sont dans l’espace public. Le confinement a permis aux femmes de vivre au quotidien en étant débarrassées de ces regards. Une fois dehors, les seins libérés seront beaucoup plus visibles, leur chair bouge et les tétons pointent, ce qui peut gêner. Mais on peut aussi supposer que certaines poursuivront l’expérience, notamment celles dont le milieu professionnel le permet. Et puis il existe des accessoires pour se sentir plus à l’aise, par exemple des pastilles en silicone pour dissimuler les tétons. Ce qui pose problème, ce n’est pas le fait de porter un soutien-gorge, car ce n’est pas une injonction en soi : beaucoup de femmes se sentent plus à l’aise avec, voire en ont véritablement besoin. Ce qui me dérange, c’est le formatage des seins par un certain type de soutien-gorge. Sont considérés comme beaux les seins en demi-pomme, ronds, hauts et “suffisamment” gros. Des seins que finalement très peu de femmes ont, mais qui font pourtant figure d’idéaux comme le prouve le fait que l’on n’en voit pas d’autres dans les médias et sur les affiches publicitaires. Cela génère des complexes chez les femmes qui cherchent alors à se conformer à ce modèle. Voilà pourquoi elles enferment leurs seins dans des soutiens-gorge à coques ou rembourrés, pour les augmenter ou les rehausser, les rendant ainsi “conformes”. Les soutiens-gorge sont devenus des moules uniformes et c’est ce qu’il faut refuser. |
« Au cours de la dernière décennie, une nouvelle génération de féministes a réinvesti les thématiques corporelles »
Les Femen érigent leurs seins dénudés comme l’arme symbolique de leur combat. De manière plus générale, quel lien existe-t-il entre les seins et le féminisme ? Les seins ont été fortement associés au féminisme à deux époques précises : d’abord dans les années 1970, lors de la deuxième vague féministe qui a initié une première révolution sexuelle, puis dans les années 2010. Au cours de la dernière décennie, une nouvelle génération de féministes a réinvesti les thématiques corporelles : les règles, les organes sexuels, les violences gynécologiques et obstétricales… Mais entre ces deux moments, le corps des femmes a quasiment disparu du champ féministe. Les conquêtes sociales des années 1980, 1990 et 2000 ont concerné la place des femmes dans les sphères professionnelle et politique, mais pas dans la sphère privée. Dans ce domaine, les femmes sont restées des corps “à disposition”. Depuis 2010, on assiste à un retour aux fondamentaux, le corps des femmes reprend sa place au cœur du combat féministe. Ce n’est pas qu’on a voulu écarter cette question, mais il a fallu franchir un certain nombre d’étapes avant de pouvoir y revenir. C’est donc davantage l’aboutissement d’une dynamique féministe historique. Si on cite, parmis tant d’autres, l’exemple des femmes qui allaitent en public, la poitrine féminine fait souvent l’objet de « scandales ». Mais pourquoi les seins font-ils si peur ? Si les seins dérangent, et plus spécifiquement les tétons, c’est parce qu’ils condensent deux fonctions distinctes : les fonctions maternelles et sexuelles, qui ont toujours été par ailleurs considérées comme incompatibles. Les femmes elles-mêmes ont parfois du mal à tenir ensemble ces deux aspects qui renvoient l’un et l’autre à des pratiques intimes. Je pense que c’est cette dualité qui rend très difficile l’acceptation de la visibilité des seins des femmes dans l’espace public. Pourtant, on peut concevoir quelques dérogations, comme la possibilité donnée aux femmes de nager torse nu à la piscine ou d’allaiter en public. Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’exhibition, c’est tout simplement plus agréable et plus pratique. La semaine dernière, l’illustratrice Lili Sohn expliquait à Sorocité qu’elle avait commencé à se questionner sur son engagement féministe après son cancer du sein. Dans quelle mesure cette terrible épreuve peut-elle déclencher une prise de conscience féministe ? Le corps des femmes représente en quelque sorte le moteur de la lutte féministe. Je veux dire par là qu’il est très fréquent d’entrer en féminisme par la question de son propre corps. Dans le cas de Lili Sohn, c’est son cancer du sein. La maladie révèle que, s’il y a un organe qui n’appartient pas aux femmes, c’est bien leur poitrine. Celles qui sont touchées doivent véritablement “abandonner” leurs seins entre les mains des médecins. C’est quelque chose que beaucoup de femmes qui sont passées par là m’ont confié pour le chapitre que j’ai consacré au cancer du sein dans mon dernier ouvrage. En 2017, l’actrice féministe Emma Watson a été vivement critiquée pour avoir posé en décolleté dans Vanity Fair, comme si le fait de montrer ses seins était incompatible avec les valeurs qu’elle défend. Diriez-vous qu’aujourd’hui les mentalités évoluent ? On m’a souvent reproché d’être une femme blanche, hétérosexuelle, mariée avec des enfants et qui portent des talons, comme si cela remettait en cause la légitimité de mon engagement féministe. Je crois que, même s’il est très important d’avoir conscience de ses propres privilèges, il faut être cohérente avec son féminisme dès lors que l’on aborde la question de l’apparence. |
« Dès lors que l’on s’attaque à l’apparence, les injonctions adressées à la gent féminine sont nombreuses, qu’elles soient esthétiques, corporelles ou vestimentaires. Et en la matière, le soutien-gorge occupe une place de choix. «
Nous subissons bien sûr une multitude d’injonctions et de diktats, mais nous avons aussi cette chance, dans les sociétés occidentales, de pouvoir faire de nos corps à peu près ce que nous voulons. On peut donc être féministe et porter du rouge à lèvres ou faire une opération de chirurgie esthétique. La bienveillance est féministe. Je pense que les choses sont en train de changer, oui. La façon dont les jeunes militantes se présentent y contribue beaucoup, tout comme les fils Twitter et autres comptes Instagram dédiés à la visibilisation de tous les corps des femmes. C’est un combat qui me paraît crucial : il faut montrer la diversité des corps, de leurs formes, de leurs couleurs, de leurs peaux, pour que nous puissions enfin développer un rapport apaisé à notre apparence. |
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